Le salaud

Edito du 24 Septembre 1998



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La chose qui m’ennuie le plus dans cette société d’aujourd’hui, c’est qu’elle est faite sur mesure pour les salauds !

Moi, par exemple, j’ai géré une société pendant huit ans, je sais parfaitement, et j’ai été forcé d’apprendre très vite sous peine de mort, comment faire traîner les paiements aux fournisseurs, comment blablater dans une offre commerciale pour "gratter" un peu de blé, comment donner un coup de pied discret dans les tibias à un concurrent trop dangereux, à faire toutes les saloperies dont on dit, et vous aussi vous êtes prêts à le penser : "C’est de bonne guerre" ou bien "Les affaires, c’est les affaires"…

C’est très grave cet assentiment donné par vous et moi sans regarder et sans comprendre !

C’est grave parce que ça institue le fait que la démocratie, une fois qu’on a voté, c’est un système où on vit les uns aux dépends des autres…

Un Dimanche tous les 2 ans, on élit un coup des députés, un coup des maires, un coup un président, pour un projet commun, et à 8 heures quand ferment les derniers bureaux de vote, c’est chacun pour soi et tous les coups sont permis.

Et en affaire, vraiment, TOUS LES COUPS SONT PERMIS.

Ne comptez sur votre savoir faire ou la qualité de votre travail pour vous en sortir, ça ne sert pas à grand chose. C’est le monde du vol à la tire en col blanc.

Et celui qui émerge de cette guerre improductive et meurtrière, on dit de lui : "C’est un homme d’affaire" ou "Il est malin".

Si je me plie à cette règle évidente, j’assure mon confort mais je perds tout ce qui donne du sens à ma vie.

Je suis un enfant de la République et de la démocratie, j’ai suivi ce chemin là, je constate tous les jours que c’est le moins pire des systèmes, mais j’y suis bien moins adapté que si j’étais né en Sicile et que j’ai appris à tirer à la Luppa.

Y’a quand même une couille dans le potage !

Plus j’enrichis la société, plus je travaille pour elle, moins j’y suis adapté et moins elle me convient…Et plus le monde est fait pour les salauds…

C’est pas par hasard que je dis "salauds", parce qu’il y a un philosophe français, Sartre pour ne pas le citer, qui a eut l’intuition géniale de stigmatiser le positionnement de salaud : l’humain qui disparaît derrière la fonction.

Réfléchissez…C'est génial !

Le glissement est assez subtil…souvenez vous quand votre gestionnaire de compte à la banque vous a dit : " Je comprends, Monsieur Dugenou, mais moi, ce chèque de 240 Francs je suis obligé de le refuser…etc"

Le premier "je" c’est l’humain qui a compris que vous attendiez un virement de

6 000 balles, le second "je" c’est l’employé de banque qui en a rien à foutre que vous soyez interdit bancaire pour 240 balles, parce que c’est plus facile pour lui que de négocier avec un supérieur sa décision de ne pas vous tuer.

Alors je me demande si à cette opposition humain/fonction on pourrait pas substituer une opposition plus courante aujourd’hui, à savoir personne physique / personne morale…parce qu’alors ça explique pas mal de choses…

D’un côté, il y a vous…et moi, avec nos désirs, les gens qu’on aime, nos enfants, nos bonnes consciences et nos volontés d’aller vers un monde meilleur, et de l’autre côté, il y a vous et moi, les mêmes, mais à l’intérieur de structures, de sociétés, d’entreprises, et en faisant notre boulot du mieux que l’ont peut, nous faisons avancer un modèle dans lequel les humains que nous sommes n’existent pas, puisqu’une entreprise c’est fait pour gagner de l’argent, et c’est tout, et tant mieux parce qu’on en attend rien d’autre.

Et en tout cas, pas de porter un projet politique !

Et je me demande si ils étudient Sartre à l’ENA…




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Philippe TURCAT

© Septembre 1998
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