Par EmSiKa
Dimanche 3 novembre 1996
Elle me dit : "Vous avez de la chance, d'habitude je
n'en ai pas...vous savez, c'est très rare, c'est parce que ma fille
m'en a amené l'autre jour...Des fois, j'ai envie de rire, parce
que je sais que c'est bon de rire, mais je me dis elle va me prendre pour
une folle si elle m'entend rire toute seule...C'est dur parfois, de ne
pas pouvoir exprimer ses sentiments à quelqu'un; je passe beaucoup
de temps à ne parler à personne, et puis celle du rez-de-chaussée,
elle voudrait bien, mais j'ai pas d'atomes crochus avec elle...Elle me
propose sans arrêt de faire mes courses, mais je ne veux pas, je
veux garder mon indépendance; je ne l'aime pas, qu'est-ce que vous
voulez ! Elle est gentille, mais bon, je ne vais pas me forcer, à
quatre-vingt-cinq ans, on ne se force plus, c'est comme ces clubs de vieux,
c'est d'un triste !...Je voulais vous demander, c'est quoi cette sonnerie
que j'entends parfois, ça fait tuup-tuup-tuup, je me demande ce
que c'est, ça ne me dérange pas mais je me demande !...Vous
en revoulez un petit ? L'Ambassadeur, c'est mon apéritif préféré;
souvent je n'en ai pas, mais là, c'est ma fille, avec les petits
gâteaux au fromage, vous avez de la chance !...Je m'ennuie, vous
ne pouvez pas savoir comme je m'ennuie, et ne pas pouvoir lire, vous comprenez,
la télé, au bout d'un moment on en a marre, et puis les films
interessants, c'est toujours tard le soir...Vous me direz, je pourrais
avoir un magnétoscope, mais c'est trop compliqué, je ne me
vois pas faire ça, faut le programmer, je ne suis pas moderne, moi!
...Ce qui me manque aussi, c'est le cinéma, c'est pas très
loin la place Clichy, mais le problème c'est ces foutues jambes,
elles ne me portent plus du tout, et il est hors de question que je m'habitue
à marcher avec une canne, après, on ne peut plus s'en passer...La
dernière fois, j'y avais été pour voir Les Visiteurs,
et puis c'était pas l'heure, alors je suis allée voir La
Crise, très bien ce film, et il y avait la bande-annonce des Visiteurs,
j'ai vu ça, Jacouille, tout ça, ça avait l'air stupide,
finalement c'était très bien que je ne l'ai pas vu, d'ailleurs
Clavier, il a pris la grosse tête depuis...Oh, y en a un autre que
j'ai adoré, je suis sortie de là transportée, y avait
le mots "enfants" dedans...oui, c'est ça, le Cercle des Poètes
Disparus, qu'est-ce que c'était bien! ... J'espère que ça
ira mieux après l'opération, parce que vous voyez, avec cet
oeil, j'essaie de lire, et je vois tout en double et flou, c'est très
énervant...Cette journée m'a énervée, pourtant
je suis plutôt calme, je me demande bien pourquoi cette infirmière
n'est pas venue, elle savait qu'il y avait trois piqûres à
faire les trois jours précédant l'opération, et elle
ne prévient même pas...L'infirmier de SOS Infirmières
ne peut pas venir avant minuit, enfin, c'est déjà bien que
quelqu'un vienne, j'ai demandé combien c'était, 130 francs,
ça va, c'était pas la peine de déranger un médecin...Je
comprends que vous n'ayez pas voulu me faire la piqûre, quoique moi,
les piqûres, c'est moi qui les faisais à mon mari, je ne faisais
pas venir d'infirmière, fallait en faire tous les jours...Ca me
fait plaisir que vous soyez passée prendre l'apéritif, ça
change, vous, c'est le porto, vous aimez bien le porto, hein ?!..."
Biblio de saison : Oh les beaux jours, Samuel Beckett, ed. de Minuit, 1975.