L'âme
son
Je vous aurai ! s'écria-t-il,
levant les yeux au ciel,
puis réembouchant son saxophone,
il émit une suite de barrissements démentiels et tragiques.
A ses cotés, les musiciens s'évertuaient
à garder un semblant de dignité sonore,
une permanence rythmique,
un ersatz de structure qu'il prenait un malin plaisir à combattre,
démantelant toutes formes de cohésion.
Seul, le pianiste commentait son discours de séries atonales,
alternant clusters et grappes d'arpèges asynchrones.
Les autres musiciens dégoûtés, s'arrêtèrent
de jouer,
les laissant tous deux s'envoller vers les frontières de la matière
du non-dit.
Le public semblait anéanti, stupéfait,
manifestant sa présence par des cris de bêtes blessées
qui s'intégraient
parfaitement à cette musique hors-normes.
Soudain, après une note particulièrement inhumaine,
un coup de tonnerre assourdissant retentit,
suivit d'un éclair de pure puissance
qui laissa dans le regard des spectateurs
le souvenir d'un aveuglement déchirant.
L'endroit où se tenait le saxophoniste était comme nettoyé
et brûlé ;
des flammèches s'échappaient du plancher,
s'éteignaient en fumerolles de vapeur à l'odeur de terre.
Le saxophone d'Albert animé par un être invisible,
flottait en apesanteur dans l'espace surplombant la scène ;
Les sons qui s'en échappaient,
nous semblaient venir de toutes les dimensions de la salle,
nous enveloppant dans des nuées de notes métalliques
fouaillant nos chairs de résonances nouvelles et incongrues ...
Le pianiste aveugle, rendu furieux,
s'acharnait sur son instrument avec une fougue de tous les instants,
catapultant d'impossibles imprécations sonores
à la face d'un monde inaccessible à nos sens habituels.
La totalité des gens présent,
paraissaient rendus à la transe oubliée
d'une ancienne civilisation disparue.
Foudroyé, Albert a trouvé la note de l'ultime onction,
l'âme son des puissances élémentaires, l'extrème
jonction.
Certains soirs d'orage, quand le rideau est tombé,
l'on peut entendre la voix douce et voilée de raucité
d'un saxophone déchirant la nuit comme une attente de l'aube.