RIEN QU'UN PEU DE ROUGE.

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Elle se réveille à peine. S'extirper de son lit semble lui poser
d'insurmontables problèmes. Elle s'étire, baille, apprécie le spectacle des
goutelettes sur le carreau, se parle, bon, il faut y aller, remue-toi. Elle
déplie encore ses jambes, jette un oeil au réveil. Dix heures. Elle a vingt
ans, et forcément quelque chose à faire. Elle n'arrive pas à savoir si elle
est heureuse ce matin. Parfois elle le sait tout de suite, aujourd'hui,
non. Elle se dit qu'il n'est ni indispensable ni urgent de répondre à la
question, on verra plus tard. Cependant, elle sait qu'elle se lèverait
mieux si elle en avait la certitude.

Elle se dit qu'elle a toute la vie devant elle. ç a la paralyse d'autant
plus; un poids dans les jambes, les jambes comme du plomb, les fesses
vissées au matelas, le vasistas qui ruisselle, les yeux qui voient trouble,
double, des larmes de vasistas... Non, décidément, c'est pas un bon matin.
C'est pourtant fastoche un bon matin; on se lève, on sifflote, on saute
dans la douche, on fait chauffer l'eau du café en enfilant sa culotte, et
même si on se caille, on s'agite et ça réchauffe. Foutu radiateur
électrique. Jamais assez chaud, petit, impuissant, dans son coin, d'aucun
secours, mesquin, oui, mesquin. Haine du radiateur, exutoire de sa mauvaise
humeur...Elle ramasse la vieille couverture verte sur le drap qui a fait
son temps et se rembobine dedans, comme un vieux film usagé. Ils
l'attendront...

Elle évalue avec beaucoup d'intérêt la course de la trotteuse de son
réveil, incertaine, pas toujours pile sur les petits tirets qui figurent
les secondes, un peu décalée à partir du quinze, puis de plus en plus vers
le trente, et se recalant presque miraculeusement en gravissant la pente du
quarante-cinq. Nonobstant le froid qu'elle anticipe, il y a aussi
l'humidité dont elle constate la présence par sa lucarne, et qui lui font
juger vains l'habillage-déshabillage dont elle a provisoirement fait
profession. La seule pensée d'aller faire la statue nue sur l'estrade la
glace dans ses os. Elle aime pourtant leur montrer son corps, qu'ils
transfigurent à coups de fusains, de crayons bistres, d'ombres savantes.
Elle aime entendre les recommandations excédées du professeur : mais
regardez cette ligne, regardez ! Elle aime être une ligne qu'eux n'arrivent
pas toujours à saisir. Le professeur vient, rectifie le tombé du bras, le
recercle, attrape son crâne et le dévisse légèrement, recule et dit c'est
bon. Elle continue de respirer, mais moins fort.
Penchés sur leur Canson, ils la tracent rapidement, puis prennent leurs
crayons à bout de bras, clignent de l'oeil, mesurent avec le pouce,
crayonnent, souffle retenu, et peu à peu, le silence redevient moins
appliqué, ça s'agite. Certains la ratent; d'autres veulent être sûrs :
est-ce que tu pourrais te déhancher un peu plus ? Elle fait ce qu'elle
peut, mais elle n'a pas de hanches. Ils s'énervent parfois, mais enfin
c'est simple, fais comme moi! La hanche rondelette, elle ne l'a pas, elle
va pas se l'inventer.
Le cours de journée, c'est des jeunes, encore malhabiles. Elle préfère le
cours de soir; les poses y sont plus à la demande, les gens plus motivés,
plus concentrés, plus inventifs. C'est plus trouble aussi le soir. Le
déshabillage n'a pas ces couleurs crues de la statuaire lisse, sans plis ni
replis. Le soir, une innocente position en lotus ouvre les lèvres de son
sexe aux regards continués par le geste de la main sur le papier.
Impossible de rabattre une jupe imaginaire sur son petit trésor humide.
Elle ne sait pas ce qu'ils voient exactement; elle se dit qu'ils ne voient
rien qu'un peu de rouge. C'est elle qui pense sexe, là où eux englobent ça,
noir et rouge, dans le dessin du corps, certainement. La gêne délicieuse de
sentir son sexe perler, mais non, ils ne le voient pas, s'accompagne d'une
montée de désir sans objet qu'elle s'interdit. Tout est calme alors, les
lampes chauffent, l'atmosphère est studieuse, elle devient abstraite...

Elle vient de décider de faire la grève du nu, de l'habillé, de
l'extérieur, jusqu'à nouvel ordre. La mocheté de novembre la propulse hors
du temps, là, incluse dans son matelas de crin posé à même le sol, sur le
plancher brut et crayeux comme un tableau noir qui aurait perdu l'habitude
d'être essuyé. Elle passe la main dans le tapis de poils de chèvre qui lui
sert de descente de lit, moche aussi, mais présentant l'incomparable
avantage d'opérer une transition confortable entre le lit et l'infâme
plancher...Pourquoi se lèverait-elle ? Quel intérêt aurait-elle à se lever
? Allongée, elle a au moins le plancher comme support réel; être debout est
inimaginable. Elle essaie de se projeter allant et venant dans sa
chambre-cuisine : c'est une autre dont elle est loin, une étrangère qui
babille, qui jacasse, qui caquète, qui se pare et se prépare à entrer dans
l'arène humaine...Elle se voit commandant un café au comptoir et le laisser
tiédir en faisant un flipper avec deux ou trois garçons, parfois des hommes
rudes en bleu de travail, aux larges mains calleuses, des ouvriers à la
harangue facile qui la détendent à coups de bourrades verbales. ELle compte
les points, elle est joviale, elle s'exclame, elle devient une camarade
parmi des camarades...

Elle éteint la lampe à proximité de sa couche. Trop vive, inadaptée à son
projet. Faire le sombre en elle; écouter plutôt que voir, le clapotis au
rythme toujours égal de la pluie sur le vasistas. La perte de contact
visuel avec l'extérieur lui procure une étrange sensation de sécurité,
comme si elle avait déposé son corps en un endroit de repos exclusif, fait
sur mesure...Pourtant, elle ne saurait être complètement tranquille;
comment font-ils, sans elle ? Elle s'en fout au fond.. Ce n'est pas la
vraie question, et elle le sent, à ce manche à balai imaginaire qu'elle
serre convulsivement entre ses cuisses. Coupable, délicieusement
coupable...Ca lui prenait comme ça, ce manche à balai, ou même rien de
précis, ce serrement insoutenable du sexe comme s'il eût été un poing, à
hurler, un cri arrêté net, un bouchage de la bouche, comme si l'univers
entier s'y concentrait. Ne pas se lever ce matin prenait la dimension d'un
acte délictueux; elle ne prenait plus la mesure des choses, elle ne tenait
plus la mesure des autres, elle se désynchronisait, elle s'absentait, et
rien ne pouvait plus la faire se réajuster...Blanc acide vers la
jouissance. Elle se creuse comme une forme suraigüe. Elle n'a pas le choix;
la seule façon de résoudre la tension, c'est d'agir sur ce sexe, envahi par
une chaleur incendiaire, chauffé à blanc...
 

EmSiKa . 1996